Adélaide Evenson

en trente lignes, expliquez nous ce qu'a été votre enfance, vos premières amours, vos deuils, votre arrivée en cette ville, etc. Bref, votre histoire!

D'où je viens, c'est un mystère pour moi. Trois millénaires ont passé depuis la première fois que mes pieds ont foulé cette terre, et je ne saurai pas même dire si je suis né démon ou le suis devenu par la suite. Un comble pour un homme qui a vu toutes les époques de ce monde et y retourne à sa guise. Mon propre flux temporel m'est interdit, et j'ai appris à m'en contenter. Il n'est nul besoin de savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va.

Fut une époque où l'Enfer était un endroit où il faisait bon vivre. Où le roi s'appelait Satan et où chacun savait tenir sa place et son rang. La nouvelle génération en a rapidement décidé autrement. La tête de Satan roula à terre, et celle de Méphisto ne tarda pas à suivre. Si l'on se moquait éperdument de l'opinion des démons les plus mineurs, nous autres dûment choisir notre camp. Celui des gagnants ou des perdants? Je suis un électron libre, qui n'apprécie guère de se voir forcer la main, et qui sait jouer de persuasion en plaçant ses pouvoirs dans la balance. Si je n'aurai pas risqué un chamboulement planétaire en empêchant quelques meurtres bien placés, c'est une idée que j'ai su utiliser à mon avantage. Nous autres anciens faisons le mal, mais nous le faisons bien. Ces jeunes ne voient que la perspective du Chaos et de la Destruction, sans comprendre qu'il n'est pas aisé de diriger une terre où il n'y a plus rien à diriger. Même Lloth, la Reine du Chaos par excellence, l'a bien compris. Si elle laisse ses ouailles s'amuser aux dépens de ce monde, elle sait intervenir au juste moment pour éviter une catastrophe trop importante.

Bref, l'Enfer m'est devenu invivable après quelques siècles passés en son sein. J'avais envie d'explorer d'autres opportunités, et ce monde si riche au dessus de nos têtes en était une des plus magnifiques. Grâce à mon don, j'ai passé les siècles suivants tant à vivre l'époque où je me trouvais qu'à explorer d'autres temps, passés pour la plupart, futurs parfois. J'ai vu le couronnement de Azazel avant qu'il n'ai lieu, et ai bien failli intercéder pour que cela ne se fasse pas. L'Enfer dirigé par un jeunot? Je décidais cependant de rester en dehors de ça, ayant d'autres chats à fouetter à la surface. Et oui, de mon coté, plus que les époques qui se succédaient, je découvrais ce que l'humanité avait de meilleur à offrir. J'ai été élevé dans le principe qu'un humain n'est qu'une chair à canon inutile et faible, une erreur du Ciel lorsqu'il a créé ses Anges. Je réalisais cependant que l'homme a un talent infini pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. S'il est incapable de flotter, il invente le bateau. Son incapacité à voler lui a pourtant ouvert la voie du ciel. Et que dire ce ceux d'aujourd'hui qui vont là où personne n'est jamais allé? L'Espace! Alors oui, l'homme me fascine sous bien des facettes.

L'une plus que les autres d'ailleurs. Sa capacité à aimer, et à transmettre cet amour. Je pensais les démons insensibles à tout autre lien qu'une alliance profitable, j'ai découvert par expérience qu'il n'est pas besoin d'être en partie humain pour être perméable aux sentiments extérieurs. Être aimé et aimer en retour, la fierté du moindre geste inédit d'un enfant, l'inquiétude parfois, la souffrance de la perte. Des sentiments que j'ai parfois éteints au cours des derniers siècles, par faiblesse. J'ignore comment une créature en apparence aussi faible qu'un homme peut accepter de tant souffrir.

Ma vie changea il y a un peu plus d'un siècle. Je rencontrais celle qui serait ma perte. Elle aurait pu - du peut-être - me détruire lors de notre première rencontre. Elle la sorcière du bien, moi le démon, mal en point après une mauvaise discussion avec l'un de mes frères. Elle aurait eu toute légitimité et toute possibilité de m'achever. Elle me prouva cependant que malgré nos camps opposés, elle était vraiment une femme de bien. Elle me soigna, malgré que j'en garde aujourd'hui une cuisante cicatrice, et me dissimula à l'abri du regard de ses sœurs, pas aussi conciliantes qu'elle. Je vécus finalement quelques années auprès d'elle, dissimulant mon aura maléfique grâce au concours de quelque sorcière me devant un service. Nous eûmes deux adorables garçons... bref, tout allait pour le mieux pour moi.

Jusqu'à cette visite de Barabas. Bien sur que mon attitude à son égard fut des plus véhémentes. Lui et moi étions connus pour ne pas nous apprécier, après tout. Seulement, nous fûmes surpris par l'une de mes belles-sœurs. Belles-soeurs qui se chargèrent de nous bannir tous deux. Un siècle dans les bas-fonds de l'Enfer c'est une plaie. Un siècle dans les bas-fonds de l'Enfer avec Barabas, c'est un cauchemar. Croyez bien que les parois de ce volcan, je ne compte pas les revoir avant un bon moment. Le Démon de la Peur, non plus. Toujours est-il que mon calvaire est enfin terminé, et après un siècle d'absence, me revoici à la surface. Pourquoi Chicago? Parce qu'il se pourrait que j'ai encore quelques descendance par là, pour peu que feu mon épouse ai pu protéger nos fils de ses sœurs.