Il est bien rare que je m'aventure à l'extrémité des limites de la cité, cs derniers temps. Par désintérêt complet, je dois dire. Qu'aurais-je donc à perdre mon temps en ces lieux alors que bien d'autres choses m'importent au sommet de la cité? Notre cher Lord Protecteur saurait-il se passer de ma présence? Aujourd'hui moins que jamais. La règle numéro un du coup d'état est de savoir se rendre indispensable au bon fonctionnement de son gouvernement.

Aujourd'hui est un jour différent, cependant. Car il y avait plusieurs mois, si ce n'est années, qu'aucune activité démoniaque de ce genre n'avait été ressentie en Illusk. Si il y a une chose dont Darkhan se défie, c'est des démons. La seule race qui échappe à son crédo "tolérance zéro pour le racisme dans cette ville". Il en tolère bien deux ou trois dans la cité, mais il semblerait que les Drows tournant le dos à la Déesse Araignée développent une allergie aux démons... moi ce que j'en dit... c'est que ça me va très bien qu'une race se croyant aussi supérieure que les Drows craigne quelque chose. Aussi oublierai-je de prévenir Darkhan de cette force que je ressens, décidant de mener ma propre enquête.

Traverser la ville au milieu de ses habitants? Je laisse le plaisir des bains de foule à l'elfe noir. Me concernant, je connais un certain nombre de tunnels qui permettent de contourner la cité sans passer par les artères principales, et après une petite heure de marche qui me permet de me délier les jambes comme il se doit, je parviens aux abords du lac souterrain, sous la surface duquel les écailles luminescentes de quelques poissons des profondeurs apportent une vague lumière, naturellement absente du reste de la ville. Bien que les feux magiques soient légion dans la cité. Dissimulé dans l'ombre d'une stalagmite, j'observe le manège d'un démon bien connu dans les parages. Un des rares que Darkhan juge assez peu dangereux pour le laisser trainer dans les environs. "Lesbus".

Je finis par sortir des ombres alliées pour me rapprocher de lui, une fois son sortilège achevé, le bout de mes bottes à quelques centimètres du cercle causé par ses flammes. Si les écailles de ma nuque frissonnent face à la puissance démoniaque que je ressens à l'heure actuelle? Je mentirai de prétendre le contraire.

"Tu sais que Darkhan n'apprécie pas de telles explosions de puissance. Qu'est-ce que tu viens faire dans les parages? Et plus important. Dois-je m'inquiéter pour les stalactites qui surplombent la cité?"

Traduction de ma dernière question : a-t-il ramené son néphilim domestique avec lui ou non?

Son commentaire me fait à la fois sourire et grincer des dents. Oui, j'apprécie que d'autres que moi se montrent irrespectueux envers Darkhan, c'est même ce que j'attends de toute la cité. Il est bien plus simple de se faire accepter dans le rôle du "calife à la place du calife" si ce prédécesseur a perdu l'affection du peuple. Mais non, je ne supporte pas que l'on suppose que j'ai besoin des ordres de Darkhan pour faire un pas.

"Je me souviens qu'il était question d'un marché. S'il te battait, tu disparaissais. Et il n'est pas du genre à expulser quelqu'un de la cité sans une raison un peu plus valable qu'un mauvais marché. Réfléchis-y."

En vérité, j'ignore si la version de Darkhan selon laquelle il a volontairement laissé le jeune prendre le dessus est la bonne. J'ai beau faire partie de ses plus proches conseillers, le Drow a ses secrets. Et l'âge offre autant d'expérience que de fragilité, même si l'entrainement quotidien que s'infligent ces guerriers infatigables rend compliquée l'idée que leurs muscles puissent un jour oublier le moindre de leurs réflexes. Bref, seul Darkhan sait s'il a réellement perdu ce duel.

"Quoiqu'il en soit, je te serai gré de ne pas te montrer insultant à mon égard, démon. Je n'ai pas besoin de Darkhan pour me dicter ma route."

Je croise les bras, le cuir de ma veste se pliant difficilement à cet exercice. Les races supérieures ont tendance à considérer que nous autres kobolds n'avons ni égo, ni volonté propre, et, soyons honnêtes, c'est le cas de certaines lignées. Pas de la mienne. Depuis toujours, je sais ce que je veux et comment faire pour l'obtenir. Même s'il faut parfois user de moyens détournés pour y parvenir.

"S'il me manque? Cet oiseau-là est une calamité depuis le jour où il s'est découvert des ailes dans le dos. Monter à la surface, c'est la meilleure idée que vous puissiez avoir, tous les deux."

Avec moins de retenue, j'en poufferai de rire, il faut le dire. Je suis un écailleux, même si je suis capable de compter les écailles que je porte sur le corps. Cet emplumé n'est d'aucun intérêt pour moi. Si vous connaissez un Dragon en revanche... non, je ne me démarque pas des miens concernant nos ancêtres. Les Dragons ont toute ma fascination. Bien plus qu'un Drow ou qu'un démon.

"En passant. N'évite pas ma question. Qu'est-ce qui t'amènes ici, hormis ton envie de jouer avec le feu?"

Et voila le démon qui se gausse d'avoir été plus fin que l'elfe noir. Et moi qui me retrouve du coté du-dit elfe noir... Cette cité tourne dingue. Mais soit.

"Darkhan est bien trop tolérant avec la vermine, si tu veux mon avis."

Un commentaire qui aurait sans doute un autre impact si je ne faisais pas moi-même partie de la "vermine" qui peine à se faire une place à la surface de ce bas monde. Mais qu'importe. Je suis aujourd'hui l'un des plus proches conseillers de Darkhan, soit, quasiment au sommet de cette cité. Lui? N'est qu'un des nombreux parasites qui trainent dans les rues étroites de la cité. Et ne parlons pas de son oiseau domestique qui a confondu les parois de notre caverne avec les barreaux dorés d'une volière.

Je ne répond pas à sa déclaration, sur le fait que son emplumé se joindra à lui "plus tard". Mon expression parle très certainement pour moi. Enfin, vu l'heure, j'assimile "plus tard" à l'heure du diner, et donc j'imagine qu'il aura d'autres chats à fouetter que faire mumuse avec les stalactites du plafond.

"Parce qu'il semblerait que tu ai besoin de faire montre de tes pouvoirs pour trouver le courage de me faire face?" Je lui lance avec un petite sourire en coin dont j'ai le secret. "Tu peux vérifier. Pas une seule ombre n'a bougé autour de nous. Je n'en ai pas besoin pour avoir confiance en moi en face de toi."

Peut-être que je me fiche qu'il soit honnête avec moi, en vérité. Surement oui. J'ai bien assez d'informateurs dans cette cité pour ne pas avoir à chercher les informations, elles viennent à moi toutes seules. Comme je sais qu'il s'est écoulé moins de trois jours à la surface depuis qu'un certain elfe noir réfugié chez les elfes est venu se présenter en ville. Et croyez bien qu'il n'est pas venu me le dire personnellement.

Ma main indique machinalement la flamme dans sa main dans le mouvement que j'effectue pour croiser mes bras contre mon torse. Une réponse simple à sa question, si je ne m'abuse. M'a-t-il vu faire bouger la moindre des ombres qui nous entourent, voire l'une des nôtres? Non. Et pourtant, ce n'est pas l'envie qui me manque de lui arracher la sienne, lentement, et si possible, avec douleur.

"Crois-tu réellement que tes flammes seraient de taille face à mes ombres?"

J'imagine que nous n'aurons jamais la réponse à cette question, cela-dit. Un cliquetis assourdissant se fait entendre de l'un des tunnels attenants à notre position, me rappelant que nous sommes en dehors des limites civilisées de la cité. Un soupir me vient avant que je ne m'évapore dans l'ombre, toujours présent mais impossible à repérer pour les créatures dotées d'infravision qui vivent ici, dégainant bientôt mon épée en sortant des ombres près d'un groupe d'une petite dizaine de gobelins ayant sans doute cru avoir trouvé un nouveau nid à exploiter. Le premier d'entre eux n'aura sans doute pas eu le loisir de m'apercevoir avant que ma lame ne prive son corps de sa tête. Quand au démon? Qu'il fuie ou se rende utile, pour ce que ça me concerne... Un second gobelin se retrouve projeté au loin d'un coup de vent, se faisant inextricablement avaler par ces ombres qui ne le relâcheront que quand j'en aurait décidé ainsi. Un sourire mauvais sur le visage, j'effectue un demi-tour sur moi-même pour intercepter une autre lame - disons un bout de bois avec un morceau de dague au bout -, mon pied glissant derrière les jambes courtes de mon adversaire pour le faire tomber au sol. L'instant suivant, la pointe de ma lame trouve son chemin à la jointure de son casque, étouffant ses derniers mots, si on peut dire, dans le flot de sang qui surgit de sa gorge ouverte.

Je dirai plutôt que la lumière révèle l'ombre, même dans un endroit tel qu'Illusk, qui vit à l'année dans l'ombre perpétuelle de la roche au dessus de nos têtes, même si quelques sorts de lumière et quelques races de champignons phosphorescents permettent à la plupart des gens d'y voir clair en plein centre ville, même sans être doté de vision infrarouge. Un débat qui attendra quelques temps, cependant, au vu de notre dernière rencontre. Deux nouveaux gobelins tombent sous les coups de mon épée, qui trouve sans l'ombre d'un souci le chemin vers leurs organes vitaux malgré l'armure rudimentaire dont ils sont recouverts. Le combat quittant les ombres pour revenir vers le cercle de feu infernal du démon, nous nous retrouvons dos à dos, lui et moi. Une situation qui pour certains pourrait sembler périlleuse, donner l'impression que nous sommes acculés par les quelques forces restantes de ce groupe de gobelins, mais qui a plutôt tendance à me donner le sourire. Les gobelins ne sont jamais aussi stupides que quand ils se pensent supérieurs, et sont suffisamment stupides pour se sentir supérieurs alors que leur nombre a été réduit de moitié.

"Tu appelles ça un combat?"

J'appelle ça une exécution à laquelle nous prenons le temps de nous offrir quelques passes d'armes. A vu de nez, il y a quelque chose comme deux à trois cents guerriers Drows à Illusk, quand il faut rappeler à deux d'entre eux la politique de non-violence de Darkhan, ça, j'appelle ça un combat. Dont je ne sortirai pas toujours vivant sans l'aide d'un peu de magie, mon égo lui-même ne peut que l'avouer.

"J'appelle ça une partie de cartes."

Un coup de taille supplémentaire fait passer de vie à trépas un nouveau gobelin, quand une nouvelle flopée de ces irritantes petites créatures fait surface, glapissant et gesticulant tout ce qu'ils savent, tenant leurs épées, gourdins et autres armes en main comme un gamin d'humain en tiendrait une. Le grondement qui résonne dans la caverne finit de les faire s'égailler en direction de la cité - où, j'imagine fort bien, d'autres que nous sauront leur indiquer le chemin le plus direct vers les plaines de leurs ancêtres -, et je reste un instant indécis, ma main cramponnée au pommeau de mon épée, la seconde prête à jouer de mes talents. Jusqu'à voir une ombre bien plus grande que les précédentes sortir de là. Un troll, ok, si on veut.

"Là, tu peux parler de combat. Toujours avec moi?"

En premier lieu, je commencerai par retourner l'ombre du monstre contre lui. Juste histoire de nous offrir un "allié" supplémentaire, ou, plus exactement, d'occuper un peu l'esprit bestial de cette créature ailleurs. Bien que je note que ce serait intéressant d'éviter qu'il n'ai la bonne idée de fracasser les murs autour de lui. On n'est pas assez loin d'Illusk pour penser qu'un éboulement ici serait sans conséquences plus loin.

Le démon prend ce raid contre lui-même. S'il savait. Il n'y a pas que quand il se promène en ville que nous avons ce genre de problème à régler. Les cavernes propices à l'installation d'une cité sont rares dans les profondeurs, même si la faible profondeur de celle-ci répugne à une bonne partie des créatures des profondeurs. Ca n'empêche pas certaines de s'y essayer.

"Simple coïncidence. Il y en a autant quand tu n'es pas en ville."

Je dirai même qu'il y en a de plus en plus ces derniers temps. Les combattants de cette ville ont juré protection à ses habitants, même si un certain nombre de ces habitants font justement partie des combattants de cette ville. Rares sont ceux ici, homme, femme ou enfant, à ne pas savoir par quel bout tenir une épée. Le bébé démon a cependant un point pour lui. L'arrivée du troll semble l'enthousiasmer autant que moi. Et si les gobelins s'égayent en courant, nous faisons front commun, accompagnés de l'ombre du géant qui apparait et disparait à loisir dans l'ombre pour donner ses premiers coups sans convaincre le monstre de donner un coup dans la paroi. Mon épée parlera pour moi, et je profite même de la distraction apportée par la magie du démon pour passer dans le dos du troll et lui faucher l'arrière du genou avec la lame affutée. Avant de m'éloigner prestement alors qu'un poing s'abat là où je me trouvais l'instant précédent. Même avec un genou à terre, ça tape pas mal ces bestioles.

"Dans l'idée, éviter d'ébouler la caverne serait un plus. Je prend l'autre genou. Charge toi de la tête."

Je contourne de nouveau la créature pour me glisser derrière elle et utiliser mon épée contre l'intérieur de son autre genou, lui faisant perdre son second appui au sol. Juste de quoi mettre sa tête à hauteur de la lame du démon, pour peu qu'il lève un peu le bras.

"Maintenant!"

La roche affaiblie au dessus de nous choisit ce moment pour se détacher, bouchant l'entrée du passage et enterrant à demi le monstre. Pour ma part, je réussis juste à temps à me réfugier derrière un rocher, et si je reçois quelques pierres, j'évite de finir écrasé. Bloqué certes, mais vivant.

Une vague de douleur provenant de ma main droite m'informe que j'ai du réussir à me casser au moins un doigt dans la chute. Ca fait mal, clairement, mais je me contenterai de serrer les dents. Après tout, la douleur est une bonne chose, ça veut dire que je suis encore en vie. Pas si mal. J'abandonne l'idée de dégager ma main de la garde de mon épée, utilisant l'autre pour faire le tour de ma "prison" à tâtons, y associant ma vision infra-rouge pour vérifier ce que je savais déjà. Hormis ma propre chaleur corporelle, plus intense au niveau de ma main lésée, et le froid de la roche autour de moi, je ne distingue pas grand chose.

"Trouve le démon."

Je réprime un gémissement alors que mon ombre me quitte, s'insinuant dans les interstices quasi inexistants entre les rochers qui me retiennent prisonnier pour sortir du piège dans lequel je me retrouve. Ce n'est pas pour rien que j'ai développé l'art de la torture en jouant à séparer mes victimes de leur ombre. Même pour quelqu'un d'habitué comme je peux l'être, cette sensation est des plus désagréable, comme si une part de votre âme elle-même vous était arrachée. De quoi me donner des scrupules quand j'utilise ce don? Aucunement.

Du bruit qui se rapproche me fait penser que mon messager a trouvé son destinataire, bien que j'espère rapidement que ce n'est pas le troll venu achever sa besogne... nonsense, avec les tendons des deux genoux tranchés, il ne risquait pas d'aller bien loin, et encore moins de se relever.

"Dégage moi de là!"

Plus un ordre qu'une supplique. Je dois d'ailleurs me rappeler qu'il vaudrait mieux que je le brosse dans le sens du poil. S'il décide de m'abandonner ici, j'aurai le temps d'attendre avant qu'une patrouille ne passe dans les environs. Même si j'imagine que le branle-bas causé par l'avalanche saura attirer des curieux avant longtemps..

Si je sais que je fais froid dans le dos? Contrairement à d'autres, je n'ai jamais prétendu être une sainte. Ce que je veux dire par là? Qu'un démon qui vit avec un ange, c'est totalement anormal. Foi de kobold.

"Si ça ne te dérange pas, tu m'offriras des compliments quand je serai sorti de là-dessous."

Je tâtonne la pierre autour de moi pour me faire une image mentale de ma prison de pierre, tâchant de trouver le meilleur appui pour tenter de me dégager. Bien que sachant la tâche compliquée sans aide extérieure. Et l'aide extérieure n'a pas l'air d'arriver aussi vite que je l'aurai espéré.

"Je ne t'ai aucunement envoyé mon ombre pour le plaisir de t'informer de ma survie. La suivre jusqu'à moi serait une brillante idée. Et dégager la roche qui me tient prisonnier en serait une autre."

D'accord, j'ai peut-être légèrement oublié de le brosser dans le sens du poil. Raison pour laquelle, avec un temps de retard, je finis par me rattraper et rajouter un mot ou deux à son attention.

"S'il te plait."

Si ça m'arrache la langue de le dire? Pas vraiment. J'ai juste pas pour habitude de demander "s'il lui plait" à quelqu'un, surtout pour me dépanner.

Saleté de téléporteur! Mon amour-propre en prend un coup quand, à l'atterrissage, je manque de peu finir le cul par terre, si ce n'était son bras qui me retient in extremis.

"Comme tu dis, les nains feront un travail plus propre qu'une explosion."

Concernant ces soins dont j'aurai besoin? Je suis ankylosé, certes, et j'ai certainement plusieurs coupures aussi bien dues au combat qu'à la chute de pierres sous laquelle j'ai été pris. Sans parler de cette main dont je vais éviter de me servir quelques temps. De là à avoir besoin de me faire soigner, ça attendra. On est jamais mieux servi que par soi-même, et accessoirement, on ne sait jamais vraiment ce que les guérisseurs mettent dans leurs potions.

"J'ai ce qu'il me faut dans mes appartements. Et je m'y rendrais seul. Tu n'apprécierai pas les conséquences de te téléporter là-bas."

Ce qui signifie? Que j'ai mis en place ce qu'il faut pour protéger mes quartiers des indésirables, et quand on connait la diversité de pouvoirs que l'on peut rencontrer à Illusk, il vaut mieux être paré à toutes les éventualités.

Sur ce, chacun de nous sait où est son chemin sans avoir besoin de l'autre. Et je ne m'attarde pas à savoir s'il a encore quelque chose à dire ou non avant de m'éloigner, ne pouvant retenir une légère boiterie dans ma démarche.